Par: Russ Manitt et Michelle Cumyn
Le 31 mai 2019, la Chaire de rédaction juridique Louis-Philippe-Pigeon a organisé une table ronde sur le texte anglais des lois québécoises. Plus de 160 participants, dont plusieurs en provenance du gouvernement du Québec et de l’Assemblée nationale, ont assisté à cette activité.
Les questions linguistiques ne datent pas d’hier au Québec, comme en témoigne la toile de Charles Huot illustrant la première assemblée législative du Bas-Canada, le 21 janvier 1793. Ce tableau, intitulé Le débat sur les langues, est suspendu dans le salon bleu de l’Assemblée nationale.
Depuis de nombreuses années, des membres de la communauté juridique expriment leurs préoccupations à propos de la qualité du texte anglais et de la concordance entre les textes français et anglais de plusieurs lois québécoises, y compris le Code civil et le Code de procédure civile. En 2018, le recours intenté contre l’Assemblée nationale et la procureure générale du Québec par les barreaux du Québec et de Montréal, maintenant suspendu*, a placé à l’avant-scène le débat sur le respect des droits linguistiques en matière législative dans la province.
En cette matière, les droits linguistiques de la minorité anglophone du Québec sont régis principalement par l’article 133 de la Loi constitutionnelle de 1867, qui énonce ce qui suit :
133. Either the English or the French Language may be used by any Person in the Debates of the Houses of the Parliament of Canada and of the Houses of the Legislature of Quebec; and both those Languages shall be used in the respective Records and Journals of those Houses; and either of those Languages may be used by any Person or in any Pleading or Process in or issuing from any Court of Canada established under this Act, and in or from all or any of the Courts of Quebec.
The Acts of the Parliament of Canada and of the Legislature of Quebec shall be printed and published in both those Languages.
(Mentionnons que la Loi constitutionnelle de 1867 a été adoptée par le Parlement britannique en anglais seulement. La version française préparée sous les auspices du ministère de la Justice du Canada est officieuse et n’a pas force de loi. Pour lui donner valeur officielle, le texte français doit être adopté au moyen d’une modification constitutionnelle.)
Le premier panel de la table ronde a permis de cerner la problématique en abordant, dans un premier temps, la teneur et la portée des droits linguistiques et, dans un second temps, les critiques formulées à l’endroit du processus actuel de rédaction et d’adoption des textes anglais.
M. Benoît Pelletier, professeur à la faculté de droit de l’Université d’Ottawa, a rappelé les sources du bilinguisme législatif. Il a d’abord noté la portée large et libérale que la Cour suprême a donnée, dans l’arrêt Blaikie no 1 (1979), au deuxième alinéa de l’article 133. Dans cette affaire, la Cour suprême a invalidé les articles 7 à 13 de la Charte de la langue française qui affirmaient, entre autres, que seul le texte français des lois et règlements du Québec a valeur officielle. Le conférencier a souligné, parmi les enseignements de cet arrêt, l’importance d’une adoption simultanée des lois dans les deux langues officielles. Dans l’arrêt Blaikie no 2 (1981), la Cour suprême a précisé que l’article 133 s’applique aux règlements et aux règles de pratique adoptées par les tribunaux, mais pas aux règlements d’organismes municipaux ou scolaires. De l’avis du professeur Pelletier, le processus législatif doit permettre aux députés de se prononcer sur le texte anglais de la loi, incluant les amendements, avant son adoption. Des changements à ce processus seraient donc nécessaires au Québec pour que l’article 133 soit pleinement respecté.
M. Edmund Coates, avocat et jurilinguiste, a avancé que les problèmes entachant le texte anglais sont le résultat de facteurs structurels. Il a mentionné la dispersion des légistes dans divers ministères et entités du gouvernement, la collaboration insuffisante entre les traducteurs rattachés à l’Assemblée nationale et les légistes relevant du ministère de la Justice, la bousculade lors de la traduction d’amendements vers l’anglais, surtout en fin de session, et le fait que les textes anglais ne sont pas étudiés lors des travaux parlementaires. En 1996, le président de l’Assemblée nationale a décidé qu’un parlementaire ne peut pas exiger que les amendements soient présentés ou fournis dans les deux langues (précédent Mulcair). Selon M. Coates, les parlementaires devraient pourtant avoir ce droit, puisqu’ils sont tout autant responsables du texte anglais que du texte français des lois adoptées. L’absence d’étude des textes anglais remonte aux années 1970 et à l’adoption de la Charte de la langue française. Les parlementaires étudient couramment des projets de loi portant sur des matières dans lesquelles ils ne sont pas experts. Ils posent des questions et obtiennent des explications du ministre, des fonctionnaires ou des recherchistes. Selon M. Coates, il pourrait en être de même pour l’étude du texte anglais.
À la recherche de solutions qui permettraient d’améliorer la qualité des textes anglais des lois québécoises, les conférenciers du deuxième panel se sont livrés à un exercice de comparaison entre le Québec et les provinces voisines de l’Ontario et du Nouveau-Brunswick.
M. François Arsenault, avocat et directeur général des affaires parlementaires de l’Assemblée nationale du Québec, a présenté le processus d’adoption des lois, en mettant l’accent sur la traduction du projet de loi et des amendements. Au Québec, les projets de loi et les amendements sont traduits par l’équipe des traducteurs de l’Assemblée nationale. Le Secrétariat à la législation du ministère du Conseil exécutif assure la liaison entre les légistes du ministère de la Justice et les traducteurs de l’Assemblée nationale. Les échanges entre ces trois groupes d’acteurs se poursuivent tout au long du processus d’adoption de la loi. Chaque projet de loi est déposé à l’Assemblée nationale et publié dans les deux langues. De nombreux amendements interviennent durant l’étude détaillée du projet de loi. Les amendements du gouvernement sont généralement préparés et traduits à l’avance. Toutefois, les textes anglais des amendements sont rarement transmis aux députés, qui n’en font de toute façon pas la demande, et les débats se déroulent généralement en français. Au moment de la sanction, le projet de loi et les amendements, qui n’ont pas encore fait l’objet d’une refonte, sont présentés au lieutenant-gouverneur dans les deux langues. Les lois sont ensuite publiées dans les deux langues. En réponse aux critiques concernant la qualité du texte anglais des lois québécoises, l’Assemblée nationale et le Secrétariat à la législation ont engagé des traducteurs et des légistes bilingues qui se sont joints aux équipes en place. M. Arsenault est d’avis que le processus actuel de traduction et d’adoption des lois respecte les exigences constitutionnelles.
Mme Virginie Langlois, directrice des Services législatifs en français de l’Ontario, a d’abord rappelé que les exigences en matière de bilinguisme législatif varient selon les ressorts, au Canada. En Ontario, le bilinguisme législatif n’est pas enchâssé dans la Constitution. La Loi sur les services en français prévoit que les projets de loi à caractère public sont présentés et adoptés dans les deux langues officielles. La Loi de 2006 sur la législation édicte que les textes anglais et français « ont également force de loi » (art. 65). Le processus d’élaboration des projets de loi peut être qualifié d’interactif ou de dialogique. Les légistes, les traducteurs, les réviseurs linguistiques et les réviseurs juridiques (des avocats formés à l’expression de la common law en français) travaillent ensemble au sein du Bureau des conseillers législatifs. Dès la réception d’une commande en provenance d’un ministère client, le rédacteur se met en relation avec l’équipe de traduction. Les textes anglais et français évoluent en parallèle, avec des mises à jour constantes. Le processus de traduction permet souvent de préciser ou de clarifier le texte d’origine. Certaines pratiques courantes dans la tradition de common law, comme l’emploi des doublons et l’utilisation des « clauses-sandwiches », tendent à être abandonnées en raison des difficultés rencontrées à la traduction. Cependant, le texte français demeure à la remorque du texte anglais, dont il doit reproduire au plus près la formulation (parallélisme). Il est souvent nécessaire de rappeler aux différents acteurs l’importance de tenir compte de la traduction dans l’échéancier d’un projet.
Mme Elena Bosi, avocate et première conseillère législative au Nouveau-Brunswick, a débuté par un historique du bilinguisme législatif dans sa province. En 1969, cette dernière a adopté la Loi sur les langues officielles du Nouveau-Brunswick, qui prévoit l’impression des projets de lois dans les deux langues officielles (art. 6). À l’époque, la traduction se faisait toutefois en « vase clos » par des juristes et des traducteurs généralistes. Le défi de la traduction de la common law, qui était de taille, a été relevé grâce à la formation de common law en français offerte par l’Université de Moncton à partir de 1978. En 2002, la nouvelle Loi sur les langues officielles consacre encore plus clairement le principe du bilinguisme législatif. Cette loi a été modifiée en 2013 pour y intégrer formellement la corédaction. Chaque projet de loi est préparé par une équipe de deux rédacteurs, un anglophone et un francophone. La commande en provenance d’un ministère client peut être formulée en français ou en anglais. Il est toutefois très rare qu’une commande soit faite en français. Par conséquent, les projets de loi tendent à évoluer à partir du texte anglais, suivi du texte français. Faisant écho à la réflexion de Mme Langlois, Mme Bosi a souligné l’influence positive des rédacteurs francophones, qui se sentent moins liés par les précédents. La collaboration de rédacteurs anglophones et francophones tend à rehausser la qualité des textes de loi. En réponse à une question, Mme Bosi a précisé que les amendements sont toujours déposés dans les deux langues à l’Assemblée législative. La rédaction des amendements est confiée aux rédacteurs du projet de loi, qui la préparent d’urgence. Les amendements sont relativement rares au Nouveau-Brunswick.
La Chaire souhaite remercier tout particulièrement les conférenciers pour la qualité de leurs présentations et le CAIJ pour son soutien financier.
* Note: Depuis la parution de cette nouvelle, le président de l’Assemblée nationale, le gouvernement du Québec et les barreaux ont conclu une entente concernant la mise en place de mesures assurant l’équivalence juridique des versions française et anglaise des textes de lois du Québec: Barreau du Québec, "Le président de l’Assemblée nationale, le gouvernement du Québec et les barreaux concluent une entente" (28 juin 2019), en ligne:<barreau.qc.ca/fr/salle-presse/communiques-2019/demarche-judiciaire-entente-assemblee-nationale-gouvernement-barreaux>.
Pour aller plus loin :
Législation
Loi constitutionnelle de 1867 (R-U), 30 & 31 Vict, c 3, art 133, reproduit dans LRC 1985, annexe II, no 5.
Loi de 1870 sur le Manitoba, 33 Vict, c 3, art 23, reproduit dans LRC 1985, annexe III, no 8.
Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R-U), 1982, c 11.
Loi sur les langues officielles du Nouveau-Brunswick, LNB 1969, c 14.
Loi sur les langues officielles, SRC 1970, c 0-2.
PL 1, Charte de la langue française, 2e sess, 31e lég, Québec, 1977.
Loi sur les services en français, LRO 1990, c F.32
Loi de 2006 sur la législation, LO 2006, c 21, annexe F.
Décret concernant le Comité de législation et le cheminement des projets de loi, D 1300-2018 (2018) GOQ II, 7388.
Jurisprudence
Procureur Général du Québec c Blaikie et autres, [1979] 2 RCS 1016.
Procureur général du Québec c Blaikie et autres, [1981] 1 RCS 312.
Procureur général du Québec c Brunet et autres, [1990] 1 RCS 260.
Renvoi : Droits linguistiques au Manitoba, [1985] 1 RCS 721.
Baie d’Urfé c Québec (Procureur général), [2001] RJQ 1589.
Barreau du Québec c Québec (PG) (2018) (demande introductive d’instance), en ligne (pdf): <barreau.qc.ca/media/1442/180413-demande-introductive-d-instance.pdf>.
Doctrine
Michel Bastarache et Michel Doucet, Les droits linguistiques au Canada, 3e éd, Cowansville (Qc), Yvon Blais, 2014.
Linda Cardinal et François Larocque, dir, La Constitution bilingue du Canada. Un projet inachevé, Québec, Presses de l’Université Laval, coll Prisme, 2017.
Michel Bonsaint, dir, La procédure parlementaire du Québec, 3e éd, Québec, Assemblée nationale, 2012 à la p 265, en ligne : <assnat.qc.ca/fr/publications/fiche-procedure-parlementaire.html>.
Karine McLaren, « Bilinguisme législatif : regard sur l'interprétation et la rédaction des lois bilingues au Canada » (2015) 45:1 Ottawa L Rev 21, en ligne : <http://www.canlii.org/t/898>.
Karine McLaren, La production de textes législatifs bilingues authentiques au Canada : La corédaction et la traduction démystifiées, mémoire de maîtrise en droit, Université de Moncton, 2016, en ligne (pdf) : <documentationcapitale.ca/documents/Mémoire_de_maîtrise_-_Version_déposée_-_30_août_2016.pdf>.
Guy Tremblay, « La version française des lois constitutionnelles du Canada » (2000) 41:1 C de D 33, en ligne : <https://id.erudit.org/iderudit/043592ar>.
Documents parlementaires
Québec, Assemblée nationale, Journal des débats, 35e lég, 2e sess, vol 35, no 67 (11 décembre 1996) de 11 h 20 à 12 h 40, en ligne : <assnat.qc.ca/fr/travaux-parlementaires/assemblee-nationale/35-2/journal-debats/19961211/6739.html> (précédent Mulcair).
Québec, Assemblée nationale, Recueil de décisions concernant la procédure parlementaire de l'Assemblée nationale, Québec, Assemblée nationale du Québec, 2019 à la p 283, en ligne : <assnat.qc.ca/fr/publications/fiche-recueibl-decisions-assemblee-commissions.html>.