Par: Anouk Paillet
Le 29 avril 2022, la Chaire de rédaction juridique Louis-Philippe-Pigeon a reçu Madame Labrosse, docteure en linguistique, pour un séminaire intitulé « Regard d’une linguiste sur la rédaction non sexiste ». La rédaction non sexiste des textes est une question qui suscite un réel intérêt en divers milieux. Le droit n’y échappe pas. La maîtrise des enjeux linguistiques est essentielle pour essayer d’apporter une réponse à cette problématique en matière juridique. Tel était l’objectif de cette présentation à laquelle près de 50 personnes ont assisté à distance et qui a permis de considérer les enjeux et les possibles solutions pour aider à la rédaction non sexiste des textes juridiques.
Définition du langage non sexiste et notions apparentées. Le langage non sexiste cherche à « éliminer toute manifestation des rapports de force inégaux conduisant à la discrimination des femmes dans la langue ». D’autres expressions sont utilisées pour exprimer la même idée telles que « rédaction épicène » ou « rédaction inclusive ». D’autres s’en distinguent. C’est le cas du langage non binaire qui a pour objectif la suppression des marques de genre féminin et masculin, notamment par la création de néologismes.
Enjeu quant aux mots et quant à la grammaire. La rédaction non sexiste constitue, en premier lieu, un enjeu quant aux mots. On a d’abord assisté à un dédoublement des titres pour prendre acte de la présence des femmes. Puis, cela s’est retrouvé, dans un second temps, dans les phrases, en les faisant apparaitre au plan grammatical. C’est pourquoi, il est utile d’étudier le lexique utilisé et les possibles variations envisageables pour ensuite prêter attention à la construction des textes.
Le lexique. Bien que la féminisation des titres soit acquise, celle-ci se fait de différentes manières. Parfois, un terme identique permet de désigner femmes et hommes (par exemple : « le ou la juge »). Dans d’autres cas, ces titres diffèrent et cela entraîne des dédoublements subséquents dans le texte (par exemple : « les huissiers et huissières »). Pour certains, les deux options existent (par exemple : « un chef » peut devenir au féminin « une chef » ou « une cheffe »). Quelques titres entraînent une variation sémantique entre le masculin et féminin et il existe même parfois plusieurs formes féminines possibles (exemple : « un enquêteur » peut devenir « une enquêteuse » ou « une enquêtrice »).
En cas de choix entre plusieurs variations pour un même terme, Madame Labrosse préconise tout d’abord de rechercher une forme commune en genre, dans le but de favoriser la simplicité des textes. Ainsi, il serait préférable, par exemple, de choisir « une chef » à « une cheffe ». Lorsque cela n’est pas possible, elle suggère d’opter pour un terme ne comportant pas de distinction sémantique entre le féminin et le masculin. À ce titre, elle observe que plusieurs utilisent déjà « une enquêteure » plutôt qu’ « une enquêteuse » ou « une enquêtrice ». Par ailleurs, les formes féminines formées avec le suffixe « eresse » sont presque partout désuètes, sauf dans le milieu juridique, en raison de l’effet péjoratif donné par cette forme. Il serait pourtant très facile de les modifier (par exemple : « une demandeure » pourrait être utilisée à la place d’ « une demanderesse »).
La rédaction. Une fois les termes acquis, se pose la question de l’intégration de cette féminisation dans le texte. Les dédoublements entrainent des redondances (par exemple : « les administrateurs et administratrices » amène une répétition de 4 syllabes sur 5). C’est pourquoi l’on recherche des alternatives. Il est possible d’utiliser des noms collectifs (par exemple : « la population étudiante » plutôt que « les étudiants et étudiantes »), de choisir des génériques (par exemple : « les personnes » plutôt que « les hommes et les femmes ») ou de reformuler et restructurer des phrases (par exemple : « avec obligation pour eux de diffuser » peut être modifié pour dire plutôt « avec l’obligation de leur part de diffuser »). Toutefois, ce travail concerne véritablement l’écrit, en cas de discours oral, on ne consacre pas tout ce temps à la reformulation.
Lorsque ces alternatives ne sont pas possibles, il faut alors retenir les deux titres. Lorsque l’on est en présence d’homophones, l’OQLF (l’Office québécois de la langue française) préconise de retenir les deux à l’écrit (par exemple : « les élues et élus ») mais de n’en lire qu’un seul à l’oral. Cela rend toutefois les choses compliquées, car cela implique un temps de réflexion lors de la lecture. C’est pourquoi, dans ce cas, il serait préférable d’utiliser des signes de ponctuation pour ne pas répéter les mots identiques (exemple : « les élu(e)s ») et il existe ici différentes manières de faire (par exemple : « les élu(e)s » ou « les élu-e-s » ou « les élu.e.s »).
La règle de proximité peut permettre de limiter certaines redondances. Il s’agit d’une règle appliquée couramment au XVIe et qui a traversé les siècles. Elle donne pour consigne d’accorder avec le nom qui se trouve être le plus près (par exemple : « toutes les filles et les garçons »). Cette règle est intéressante, car elle remet en cause celle de suprématie du masculin mais elle peut parfois être source de confusions, selon l’OQLF. Par exemple, s’il est noté « seulement les électeurs et électrices inscrites pourront prendre place », est-ce à dire que les électeurs n’auront pas besoin d’être inscrits ? C’est pourquoi, l’OQLF recommande de mettre toujours le féminin en premier : seulement les électrices et les électeurs inscrits pourront prendre la parole ». Or, note Mme Labrosse, est-ce à dire que les électrices, cette fois-ci, n’auront pas besoin d’être inscrites ? La confusion est renversée. Nommer d’abord le féminin, puis le masculin et accorder l’adjectif avec le nom le plus près, donc au masculin, équivaut à une règle de proximité quelque peu biaisée, selon Mme Labrosse.
Une autre solution est proposée, celle de l’alternance des genres. Il s’agit d’un procédé permettant « de présenter une énumération ou même deux appellations consécutives sans dédoubler systématiquement chacun des mots. L’emploi successif d’un genre, puis de l’autre, suggère une interprétation généralisante qui peut trouver profit dans une foule de textes ». Cette alternance peut se faire au fil des exemples, au fil des paragraphes, au fil des chapitres. Déjà en 1993, on retrouve quelques exemples de cela dans le DQA tel que « Désintoxiquer : Désintoxiquer un alcoolique, une droguée ».
De nouveaux enjeux sont amenés par la question de la rédaction non binaire. Cette rédaction vise à « supprimer les marques de genre féminin et masculins pour que les personnes non binaires ne se sentent rattachées ni à un homme ni à une femme ». Il y a ici un défi de taille, car la langue française est très genrée dans les noms, les adjectifs, les déterminants, les participes passés. Mais il y a des solutions. De nombreuses propositions existent pour introduire de nouveaux titres de civilité (et offrir une alternative à Monsieur ou Madame) ou de nouveaux pronoms (venant compléter « il » et « elle »). Selon Madame Labrosse, il est plus prometteur de chercher des solutions dans le cadre actuel de la langue française que de recourir à des néologismes qui notamment modifient la prononciation. La latitude est grande pour que les femmes, les non-binaires, et les hommes puissent y trouver leur place.
Visionner ou revisionner ce séminaire :
Vous pouvez retrouver la vidéo de ce séminaire sur la Chaine YouTube de la Chaire.
Activités passées et à venir :
La Chaire avait déjà manifesté son intérêt pour cette question. En 2018, un atelier de travail sur la rédaction des lois et le langage neutre avait eu lieu. Lire la nouvelle. Par ailleurs, en 2019, une capsule sur la rédaction épicène a été réalisée par Stéphanie Boutin, Rafaëlle Ouellet-Doyon et Mélanie Samson. Consulter la capsule.
D’autres activités feront suite à ce séminaire pour s’intéresser à la rédaction non sexiste des textes juridiques. Cette conférence donnée par Madame Labrosse avait pour objectif d’amorcer un cycle de conférences sur cette thématique. Lors des prochaines activités à venir, différentes personnes seront invitées à faire état de leur expérience et à traiter de l’étendue des défis posés par la rédaction non sexiste en matière juridique.
Référence utile :
Labrosse, Céline, « Le langage non sexiste : une autre perspective », (2021) 99-3 Revue du Barreau canadien 488, en ligne : https://cbr.cba.org/index.php/cbr/article/view/4709/4512