L’interprétation constitutionnelle chez Pigeon et Bonenfant

Par: Stéphanie Boutin

En parcourant les écrits de Louis-Philippe Pigeon et de Jean-Charles Bonenfant, nous avons découvert avec intérêt leur pensée en matière d’interprétation constitutionnelle. Nous publions une série de quatre nouvelles à ce propos.

Cette quatrième nouvelle met en lumière les liens entretenus par Louis-Philippe Pigeon et Jean-Charles Bonenfant tout au long de leurs carrières et montre qu’en matière d’interprétation constitutionnelle, leurs opinions divergent sur certains points.

Dans les années 1960, Jean-Charles Bonenfant est directeur de la Bibliothèque de l’Assemblée législative du Québec alors que Louis-Philippe Pigeon est conseiller juridique de Jean Lesage, premier ministre du Québec. Jean-Charles Bonenfant prépare régulièrement des notes de recherche pour Louis-Philippe Pigeon. Ces dernières portent souvent sur des questions de langue (1) ou de traduction (2). Plus tard, lorsqu’il devient juge, Louis-Philippe Pigeon se bat pour que la traduction des jugements de la Cour suprême du Canada soit améliorée (3). Le bilinguisme est très important à ses yeux, car une mauvaise traduction peut créer des ambiguïtés et engendrer des problèmes d’interprétation (4). Lorsqu’il rend une décision, le juge Pigeon compare d’ailleurs souvent les textes français et anglais d’une disposition pour l’interpréter (5).

C’est Jean-Charles Bonenfant qui rédige l’avant-propos (6) de l’ouvrage de Louis-Philippe Pigeon intitulé Rédaction et interprétation des lois. Il s’agit du premier ouvrage québécois sur le sujet. À la lecture de son avant-propos, on apprend que Jean-Charles Bonenfant a suivi les cours de législation donnés par Louis-Philippe Pigeon aux avocats du gouvernement provincial et que l’ouvrage a été réalisé à partir du verbatim de cours initialement préparés pour les étudiants de l’Université Laval (7).

En 1967, Jean-Charles Bonenfant écrit à Louis-Philippe Pigeon pour le féliciter de sa nomination comme juge à la Cour suprême du Canada. Il lui avoue souhaiter cette nomination depuis longtemps et être très heureux que cela se réalise enfin (8).

Louis-Philippe Pigeon et Jean-Charles Bonenfant sont deux fédéralistes qui veulent défendre les intérêts des provinces, mais de manière différente.

Comme on peut le constater à la lecture de ses écrits, Louis-Philippe Pigeon est autonomiste et a une vision décentralisée des pouvoirs. Il recherche cependant un certain équilibre dans le partage des compétences. Il compare les champs de compétence provinciaux et fédéraux pour déterminer le contenu et les limites de chacun (9), cherchant ainsi à atteindre ce que Me Olivier Courtemanche appelle « l’efficience du partage des compétences » (10). La vision autonomiste de Louis-Philippe Pigeon est conforme à la conception autonomiste de la fédération adoptée par le Conseil Privé dans son interprétation de la Constitution (11). Comme l’a démontré Me Courtemanche, les théories constitutionnelles du juge Pigeon en matière d’interprétation des règles relatives au partage législatif des compétences étaient toujours suivies par la Cour suprême en 2011 (12). Cette approche semble être encore celle privilégiée aujourd’hui par la Cour.

De son côté, Jean-Charles Bonenfant souhaite une réforme du Sénat pour favoriser davantage la participation et la protection des provinces dans la confédération canadienne (13). Il est contre le nationalisme. Selon lui, c’est la faillite du principe de participation qui a obligé les provinces à mettre l’accent sur le principe d’autonomie (14) et poussé le Québec à rechercher un statut particulier (15). Il convient toutefois que le nationalisme puisse parfois servir d’outil de marchandage et de négociation pour que les provinces acquièrent davantage d’autonomie au sein du fédéralisme canadien (16).

Pour Louis-Philippe Pigeon, la recherche de l’intention du législateur est importante, mais elle ne doit pas aller à l’encontre du texte (17). Selon lui, le pouvoir judiciaire ne peut pas se substituer au pouvoir législatif. De même, pour Jean-Charles Bonenfant, les juges ne doivent pas créer le droit, mais l’interpréter (18); ils peuvent proposer des solutions, mais il revient aux législateurs de les accepter, de les modifier ou de les écarter (19). M. Bonenfant reconnaît cependant que les juges peuvent être contraints de faire évoluer le droit lorsque certaines dispositions deviennent désuètes et doivent être adaptées à la réalité d’aujourd’hui (20).

Louis-Philippe Pigeon critique l’interprétation téléologique et préconise l’interprétation littérale. Il admet toutefois que l’interprétation littérale se prête mal au droit constitutionnel et aux droits et libertés (21). Dans les faits, il lui arrive néanmoins de recourir à cette méthode d’interprétation en matière constitutionnelle (22).

Louis-Philippe Pigeon et Jean-Charles Bonenfant se refusent tous deux à rechercher l’intention des Pères de la Confédération au moment d’interpréter la Constitution. Cette interprétation doit évoluer pour faire face aux situations qui n’ont pas été envisagées initialement (23).

Comme on peut le constater, les pensées des deux hommes en matière constitutionnelle se rejoignent sur certains points et se complètent bien. Leurs propos sont toujours d’actualité aujourd’hui et reflètent un fédéralisme équilibré tel qu’il est ou devrait l’être. Si Louis-Philippe Pigeon s’attarde à l’interprétation du partage des compétences, Jean-Charles Bonenfant étudie plus largement les principes essentiels au bon fonctionnement du fédéralisme. Louis-Philippe Pigeon est autonomiste et recherche l’efficience du partage législatif des compétences tandis que pour Jean-Charles Bonenfant, les provinces n’ont recours au principe d’autonomie qu’en raison de l’échec du principe de participation. Les deux hommes cherchent à faire évoluer le fédéralisme canadien à travers l’interprétation des textes constitutionnels, mais cela ne suffit pas aux yeux de Jean-Charles Bonenfant. Pour lui, un fédéralisme renouvelé exige des réformes d’envergure, notamment celle du Sénat.

Voir aussi:


(1) Archives institutionnelles, Fonds Jean-Charles Bonenfant, P120/E3,5, Correspondance avec Louis-Philippe Pigeon (1961-1967), Note à L.-P. Pigeon (« Il appert »), Jean-Charles Bonenfant; Archives institutionnelles, Fonds Jean-Charles Bonenfant, P120/E3,5, Correspondance avec Louis-Philippe Pigeon (1961-1967), Note à L.-P. Pigeon (« élision »), Jean-Charles Bonenfant.

(2) Archives institutionnelles, Fonds Jean-Charles Bonenfant, P120/E3,5, Correspondance avec Louis-Philippe Pigeon (1961-1967), Note à L.-P. Pigeon (« pulpwood »), Jean-Charles Bonenfant, 27 mars 1961; Archives institutionnelles, Fonds Jean-Charles Bonenfant, P120/E3,5, Correspondance avec Louis-Philippe Pigeon (1961-1967), Notes pour Me L.-P. Pigeon (« dépenses électorales »), Jean-Charles Bonenfant, 11 janvier 1962 ; Archives institutionnelles, Fonds Jean-Charles Bonenfant, P120/E3,5, Correspondance avec Louis-Philippe Pigeon (1961-1967), Notes sur les mots « transcription » et « traduction » en sténographie pour M. L.-P. Pigeon, Jean-Charles Bonenfant, 10 juillet 1964; - Archives institutionnelles, Fonds Jean-Charles Bonenfant, P120/E3,5, Correspondance avec Louis-Philippe Pigeon (1961-1967), Notes pour Me L.-P. Pigeon (« protonotaire »), Jean-Charles Bonenfant, 4 janvier 1965; Archives institutionnelles, Fonds Jean-Charles Bonenfant, P120/E3,5, Correspondance avec Louis-Philippe Pigeon (1961-1967), Mémo pour Me Louis-Philippe Pigeon (« Due Process of Law »), Jean-Charles Bonenfant, 16 janvier 1966; Archives institutionnelles, Fonds Jean-Charles Bonenfant, P120/E3,5, Correspondance avec Louis-Philippe Pigeon (1961-1967), Mémoire à Me L.-P. Pigeon, re : La traduction des mots « Due Process of Law », Jean-Charles Bonenfant, 19 janvier 1966.

(3) Archives institutionnelles de l’Université Laval, Fonds Louis-Philippe Pigeon, P188, Traduction.

(4) Louis-Philippe Pigeon, « La traduction juridique-L'équivalence fonctionnelle » dans Jean-Claude Gémard, dir, Langage du droit et traduction: Essais de jurilinguistique, Montréal, Conseil de la langue française, Linguatech, 1982, 271 aux pp 279-280.

(5) Voir par exemple: Commerce and Industry Insurance c West End Investment Co, [1977] 2 RCS 1036 à la p 1046.

(6) Archives institutionnelles, Fonds Jean-Charles Bonenfant, P120/E3,5, Correspondance avec Louis-Philippe Pigeon (1961-1967), Avant-propos, Jean-Charles Bonenfant, décembre 1965.

(7) Archives institutionnelles, Fonds Jean-Charles Bonenfant, P120/E3,5, Correspondance avec Louis-Philippe Pigeon (1961-1967), Cours de Législation, Louis-Philippe Pigeon, 1er décembre 1964.

(8) Archives institutionnelles, Fonds Jean-Charles Bonenfant, P120/E3,5, Correspondance avec Louis-Philippe Pigeon (1961-1967), Lettre à l’honorable L.-P. Pigeon, Jean-Charles Bonenfant, 26 septembre 1967.

(9) Voir par exemples : Di Iorio c Montréal (Gardien de la prison commune), [1978] 1 RCS 152 à la p 192; Régie des services publics c.Dionne, [1978] 2 RCS 191 à la p 207 (motifs dissidents du juge Pigeon); Renvoi relatif à la Loi sur l'organisation du marché des produits agricoles, [1978] 2 RCS 1198 aux pp 1293 et 1296; Ross c Ontario (Registraire des véhicules automobiles), [1975] 1 RCS 5 aux pp 13 et 16.

(10) Olivier L Courtemanche, « Les théories constitutionnelles de Louis-Philippe Pigeon: l'efficience du partage législatif des compétences et l'incrédulité face à la protection législative des droits fondamentaux », (2011) 57:1 McGill Law Journal 37.

(11) Louis-Philippe Pigeon, « The Meaning of Provincial Autonomy », (1951) 29:10 R du B can 1126 à la p 1127.

(12) Courtemanche, supra note 10.

(13) Jean-Charles Bonenfant, « Le bicaméralisme à l’aide du fédéralisme canadien » (7 février 1963), L’Action, reproduit dans Chroniques « Derrière les faits : les institutions », parues dans L’Action de 1962 à 1973, Québec, 1976; Jean-Charles Bonenfant, « Le Sénat dans le fédéralisme canadien », dans Rapport no 4 à la Commission sur le bilinguisme et le biculturalisme, Ottawa, Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, 1966 à la p 137.

(14) Jean-Charles Bonenfant, « Le Sénat dans le fédéralisme canadien », dans Rapport no 4 à la Commission sur le bilinguisme et le biculturalisme, Ottawa, Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, 1966 à la p 2; Jean-Charles Bonenfant, « L’étanchéité de l’AANB est-elle menacée? », (1977) 18:2-3 C de D 383, reproduit dans Amélie Binette, Patrick Taillon et Guy Laforest, dir, Jean-Charles Bonenfant et l’esprit des institutions, coll Prisme, Québec, Presses de l’Université Laval, 2018, 291 à la p 304; Jean-Charles Bonenfant, « La république des maquignons » (5 juillet 1962) L’Action catholique, reproduit dans Binette, Taillon et Laforest, supra, 301 à la p 304; Voir aussi Jean-Charles Bonenfant et Jean-Charles Falardeau, « Cultural and Political Implications of French-Canadian Nationalism »,  (1946) 25:1 Rapport annuel de la société historique du Canada 56.

(15) Jean-Charles Bonenfant, « Genèse et développement du statut particulier au Québec, Le Devoir, Montréal, 30 juin 1976 (réimprimé dans Le Québec dans le Canada de demain, vol 1, Montréal, Le Devoir – Du jour, 1967, 50 à la p 57). Certains extraits ont également été reproduits dans le texte suivant : Jean Leclair, « La pensée constitutionnelle et fédérale de Jean-Charles Bonenfant : la franchise au service du Québec », (2018) 59 C de D 441.

(16) Jean-Charles Bonenfant, « Du projet Fulton au projet Favreau » (12 novembre 1964), L’Action, reproduit dans Chroniques « Derrière les faits : les institutions », parues dans L’Action de 1962 à 1973, Québec, 1976.

(17) Louis-Philippe Pigeon, « Rédaction et interprétation des lois: Droit civil canadien » dans Travaux du neuvième colloque international du droit comparé, Ottawa, Université d'Ottawa, 1972, 84 à la p 93.

(18) Jean-Charles Bonenfant, « La Cour suprême et le partage des compétences », (1976) 14 Alberta Law Review 21, reproduit dans Binette, Taillon et Laforest, supra note 14, 251 à la p 256.

(19) Ibid à la p 257.

(20) Ibid à la p 256.

(21) Louis-Philippe Pigeon, « The Supreme Court and the Division of Powers: Commentary », (1976) 14:1 Alta L Rev 55 à la p 56.

(22) Voir par exemple: Louis-Philippe Pigeon., « Le sens de la formule Fulton-Favreau », (1966-67) 12:4 RD McGill 403à la p 419; Brownridge c R, [1972] RCS 926 aux pp 943-944 (motifs dissidents du juge Pigeon); Jumaga c R, [1977] 1 RCS 486 aux pp 495-497.

(23) Louis-Philippe Pigeon, « The Meaning of Provincial Autonomy », supra note 11; Louis-Philippe Pigeon, « The Delegation of Legislative Power to the Lieutenant-Governor in Council », (1948) 26 Canadian Bar Review 752; Archives institutionnelles de l’Université Laval, Fonds Louis-Philippe Pigeon, P188, Constitution-Amendements, Mémoire confidentiel pour l'hon. M. Godbout-Amendements à la Constitution, Louis-Philippe Pigeon, 6 mai 1940; Archives institutionnelles de l’Université Laval, Fonds Louis-Philippe Pigeon, P188, Constitution, Les problèmes des amendements à la Constitution, (1943) R du B 437, Louis-Philippe Pigeon, 16 septembre 1943; Jean-Charles Bonenfant, « Juridiquement, la Constitution canadienne est anglaise, mais elle est née au Canada », dans La Constitution, Montréal, La Presse, 1976, 15 à la page 16; Jean-Charles Bonenfant, « Les Pères de la Confédération » (4 juillet 1962), L’Action, reproduit dans Chroniques « Derrière les faits : les institutions », parues dans L’Action de 1962 à 1973, Québec, 1976; Jean-Charles Bonenfant, « Exégèse des lieux communs fédératifs » (26 août 1965), L’Action, reproduit dans Chroniques « Derrière les faits : les institutions », parues dans L’Action de 1962 à 1973, Québec, 1976; Jean-Charles Bonenfant, « L’esprit de 1867 », (1963) 17:1 Revue d’histoire de l’Amérique française 19, reproduit dans Binette, Taillon et Laforest, supra note 14, 163 aux pp 175 et 182.

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