La rédaction des lois en langage neutre

Par: Marc- Étienne O'Brien et Mélanie Samson

Depuis le 17e siècle, la grammaire française donne préséance au masculin sur le féminin. Au nom de l’égalité entre les femmes et les hommes, cette règle a été critiquée par les féministes; elle est maintenant remise en question par les personnes non binaires qui réclament l’utilisation d’un langage plus neutre et inclusif. L’Académie française prône encore l’emploi du masculin générique et a qualifié l’écriture inclusive de « péril mortel » pour la langue française. De son côté, l’Office québécois de la langue française préconise la rédaction épicène, qui vise une égale visibilité entre les femmes et les hommes dans les textes. Le débat qui fait rage chez les linguistes concerne aussi les juristes. Faut-il revoir la façon de rédiger les lois, les jugements, la doctrine ?

Le 1er mars 2018, la Chaire de rédaction juridique Louis-Philippe-Pigeon a organisé un atelier de travail sur la question de la rédaction législative en langage neutre. La rédaction des lois en langage épicène est-elle possible et souhaitable ? Les principes généraux de la rédaction épicène sont-ils compatibles avec les principes généraux de la rédaction législative ? La rédaction en langage épicène serait-elle une menace pour la lisibilité et l’intelligibilité des lois ? Près de cent personnes ont pris part à la réflexion. 

Mme Hélène Dumais, linguiste, a d’abord présenté les principes généraux de la rédaction épicène. Celle-ci comporte deux volets : la féminisation des titres professionnels et la désexisation des textes. La première est maintenant pratique courante au Québec, mais la seconde est moins répandue. Mme Dumais en donne pour exemple l’emploi, encore peu fréquent, des pronoms « illes » et « touz ». Selon Mme Dumais, la rédaction épicène est possible sans alourdir les textes. Elle peut consister à employer en alternance le féminin et le masculin, des tournures neutres ou des termes génériques.

M. Jacques Lagacé, jurilinguiste, met quant à lui en doute le bien-fondé de la répudiation du masculin générique. Selon lui, le masculin générique n’est plus marqué par le genre. Les femmes se sentent-elles abandonnées par l’État lorsqu’elles lisent que « les citoyens victimes d’une inondation recevront l’aide de l’État »?, nous questionne-t-il. Pour M. Lagacé, la réponse est évidente et négative puisque le masculin générique inclut à la fois le féminin et le masculin. D’ailleurs, ajoute-t-il, la rédaction épicène est loin de satisfaire les revendications des personnes « non binaires ». Dans la rédaction des lois, le pragmatisme doit prévaloir. L’écriture épicène, qu’on propose comme procédé de neutralisation, est un artifice qui, employé systématiquement, complique l’expression et produit des textes manquant de naturel et de simplicité. À ses yeux, un tel désavantage paraît pire que le maintien du masculin générique qui, somme toute, ne « fait de mal à personne ».

Bien que fort sensible aux revendications féministes, la jurilinguiste Lise Villeneuve insiste sur le devoir du législateur d’être clair et reconnaît que la rédaction inclusive peut nuire à la lisibilité des textes législatifs. Il en est ainsi de la féminisation intégrale. Certaines des stratégies proposées en rédaction épicène risquent même de modifier l’effet juridique souhaité des dispositions d’un texte. L’emploi de doublets, de la forme plurielle d’un terme épicène pour éviter un déterminant masculin et la substitution de termes épicènes à des termes qui ont déjà acquis un sens précis en droit ou qui sont définis dans les lois en sont des exemples. Par ailleurs, il serait étonnant que le législateur adopte une méthode de rédaction bigenrée ou non genrée, parce qu’elle fait appel à la création néologique et qu’il ne lui appartient pas d’innover en matière linguistique.

Dans son allocution portant sur les notions de « sexe » et de « genre », la professeure de droit Louise Langevin explique que, selon certaines théories féministes, le sexe est biologique alors que le genre est une construction sociale de hiérarchisation faisant partie d’un système d’oppression de la femme. Le genre est un processus relationnel, un rapport de pouvoir imbriqué dans d’autres rapports de pouvoir. C’est pourquoi l’ajout de l’identité de genre en tant que motif de discrimination prohibé par la Charte des droits et libertés de la personne peut déranger; certains y voient la consécration d’un système d’oppression. La professeure Langevin se questionne par ailleurs encore sur la signification exacte des termes « sexe », « genre », « identité de genre » et « expression de genre » employés dans la loi.

L’atelier s’est terminé sur les propos de Me Jean-Sébastien Sauvé qui a pris l’exemple de la transparentalité pour illustrer l’utilité pratique du langage épicène. Selon lui, l’utilisation des mots « père » et « mère » dans le Code civil du Québec et partout ailleurs convient mal à la situation des personnes trans ou non binaire. Il en découle pour ces personnes une multitude de situations discriminatoires, intrusives ou à tout le moins embarrassantes. Me Sauvé propose donc de remplacer toute utilisation législative des mots « père » et « mère » par l’emploi du mot « parent », ce qui permettrait d’assurer la stabilité de l’état civil même en cas de changement de sexe, le respect des droits de la personne et, indirectement, l’intérêt de l’enfant.

Pour plus d’information :

Déclaration de l’Académie française sur l'écriture dite "inclusive"

Avis de l’Office québécois de la langue française sur la féminisation des appellations de personnes et la rédaction épicène

Lexique sur la diversité sexuelle et de genre, produit par le Bureau de la traduction du gouvernement du Canada

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