Par: Stéphanie Boutin
En parcourant les écrits de Louis-Philippe Pigeon et de Jean-Charles Bonenfant, nous avons découvert avec intérêt leur pensée en matière d’interprétation constitutionnelle. Nous publions une série de quatre nouvelles à ce propos.
Cette première nouvelle s’intéresse aux opinions doctrinales et aux avis juridiques rédigés par Louis-Philippe Pigeon. Les écrits examinés ont été produits avant sa nomination à la Cour suprême du Canada. Il s’agit d’articles publiés et de documents d’archives.
En 1940, Louis-Philippe Pigeon est conseiller pour le premier ministre du Québec Joseph-Adélard Godbout. Dans un mémoire confidentiel portant sur les modifications constitutionnelles, Louis-Philippe Pigeon affirme que le fédéral doit consulter les provinces avant de demander une modification constitutionnelle à Londres, et ce, en vertu de l’article 7 du Statut de Westminster. Il précise que le fédéral doit obtenir l’assentiment de la majorité des provinces, comprenant « les quatre provinces qui ont été parties au pacte originaire » (1), avant de modifier le partage des compétences établi par l’Acte de l’Amérique du Nord Britannique (AANB) (2). Il en est ainsi parce qu’une telle modification de « la répartition des pouvoirs législatifs » « touche incontestablement la substance même du pacte » (3). Vu la date de ce mémoire, on peut supposer qu’il a été rédigé dans le cadre des négociations entourant le transfert au fédéral de la compétence exclusive sur l’assurance-chômage. Pour procéder à cette modification, le fédéral a obtenu le consentement unanime des provinces (4), ce qui n’était cependant pas nécessaire selon Louis-Philippe Pigeon. Ce dernier était plutôt réfractaire à « la théorie du consentement de la majorité » pour ce type de modification (5).
La même année, Louis-Philippe Pigeon rédige un autre mémoire confidentiel pour le premier ministre Godbout dans lequel il écrit que « l’une des plus grandes sources, sinon la principale source des difficultés dans les relations entre les gouvernements canadiens, a été l’envahissement du domaine d’autrui » (6). Selon lui, le fédéral est « le plus grand coupable », car « il a commencé à se mêler de ce qui ne le regardait pas en donnant aux Provinces des subsides autres que ceux que la Constitution prévoyait et en les forçant de légiférer de telle ou telle façon en imposant directement ou implicitement des conditions à l’octroi des subsides » (7). Monsieur Pigeon critique le rapport de la Commission fédérale sur les relations entre le Dominion et les Provinces et lui reproche de toujours chercher à centraliser, jamais à décentraliser :
Pour le tout [,] le plus grand reproche que je dois faire à la Commission Fédérale c'est de n'avoir toujours envisagé qu'un aspect du problème, c'est[-]à[-]dire l'aspect centralisateur. On passe en revue la juridiction et les ressources des provinces, on se demande s'il ne vaudrait pas mieux qu'une partie soit transportée au Fédéral. On n'attaque pas l'autre côté du problème: n'y a-t-il pas dans la juridiction Fédérale des choses qu'il vaudrait mieux décentraliser. Et lorsque l'on constate que les provinces n'ont pas les ressources voulues pour certaines activités qui leur appartiennent, on ne cherche pas à découvrir dans les ressources fédérales une source de revenu qu'on pourrait leur céder. On désire tant prendre le contrôle de leur économie que pour l'obtenir on est prêt à se charger de leurs dettes et quoi que l'on se dise je ne puis croire que la haute finance n'inspire un programme financier qui sera aussi rémunérateur pour les détenteurs d'obligations des provinces de l'ouest. Je ne pense pas que le plan proposé soit aussi désirable pour la province de Québec car il me paraît qu'elle perdrait par-là beaucoup de son autonomie et verrait aggraver les inconvénients du régime actuel, à moins que l'on ne soit convaincu que la situation financière de la province est si compromise qu'elle ne peut être réalisée autrement.
Dans un autre mémoire confidentiel rédigé pour le premier ministre Godbout, Louis-Philippe Pigeon va jusqu’à dire que le fédéral cherche à « détruire l’autonomie des provinces » en agissant comme un « état unitaire » (8). Il écrit : « on agit envers les provinces comme s’il s’agissait de subalternes et non de pouvoirs souverains dans leur domaine ». Louis-Philippe Pigeon cite en exemple « l’amendement à la Constitution au sujet de la représentation des provinces [à la Chambre des communes] sans consultation des provinces », qui représente la « négation même de la notion d’état fédératif » (9). Dans ce même mémoire, Louis-Philippe Pigeon affirme également que le fédéral « se sert des contrôles de guerre de façon à orienter la publicité d’une façon favorable à la centralisation » (10). Il reproche aux journaux d’accorder une grande importance aux jugements de la Cour suprême qui reconnaissent la compétence fédérale dans un domaine alors qu’ils omettent de rapporter les arrêts du Conseil Privé qui affirment l’autonomie provinciale.
Pour Louis-Philippe Pigeon, le respect du partage des compétences et la recherche d’un équilibre dans la répartition des pouvoirs sont des éléments cruciaux au sein d’une fédération. L’autonomie des provinces est primordiale et il importe qu’elle soit protégée. Cette vision autonomiste a guidé Louis-Philippe Pigeon dans l’interprétation des règles relatives au partage des compétences législatives lorsqu’il est devenu juge à la Cour suprême du Canada en 1967 (11). Elle avait auparavant alimenté ses écrits doctrinaux.
Dans un article portant sur les amendements à la Constitution (12), publié en 1943, Louis-Philippe Pigeon rappelle que l’autonomie des provinces est importante dans une union fédérale (13) et note que la Constitution est un « pacte à base de compromis » (14). Il précise que la représentation des provinces à la Chambre des communes est une « condition essentielle du pacte fédératif » (15), ce qui fait que le consentement des provinces est toujours requis pour modifier les règles qui y sont relatives (16). Dans cet article, Louis-Philippe Pigeon reprend certaines idées déjà exprimées dans des mémoires adressés au premier ministre Godbout quelques années auparavant.
En 1951, Louis-Philippe Pigeon rédige un article portant sur l’autonomie provinciale (17). Il résume ainsi sa conception d’un fédéralisme respectueux de l’autonomie des provinces :
The federal state is an attempt to reconcile the need of military, political and economic strength, which large units only can offer, with the desire for self-government that is inherent in any human group having distinct collective feelings. […] In the eyes of autonomists, federation implies a division of political authority so that the component states or provinces are free to define their general policy in their own sphere of activity, without being obliged to conform with any pattern set down by the central authority. (18)
Louis-Philippe Pigeon approuve la conception autonomiste adoptée par le Conseil privé dans l’interprétation de l’Acte de l’Amérique du Nord Britannique (19). Il rappelle que le pouvoir résiduaire du fédéral « pour la paix, l’ordre et le bon gouvernement du Canada », prévu à l’article 91 (20), ne vaut que pour « les matières ne tombant pas dans les catégories de sujets […] exclusivement assignés aux législatures des provinces ». Selon lui, « If due attention is paid to these words, it becomes impossible to construe the grant of residuary power otherwise than as saving provincial authority instead of overriding it » (21). Louis-Philippe Pigeon cherche ainsi à défendre l’autonomie des provinces.
Dans un texte paru en 1966, Louis-Philippe Pigeon s’attarde plus longuement sur la façon dont sont rédigées les lois constitutionnelles. Il explique que « la constitution doit nécessairement être écrite en fonction de concepts en perpétuelle évolution; elle ne peut donc pas atteindre le même genre de précision [que les lois ordinaires], surtout dans le partage de la compétence législative, élément essentiel de tout régime fédératif » (22). En d’autres termes, la Constitution d’un État fédéral doit être rédigée de manière assez générale pour lui permettre d'évoluer par la voie de l’interprétation judiciaire.
Quelques années auparavant, Louis-Philippe Pigeon mettait en garde contre le recours à l’intention des pères fondateurs de la Constitution lorsque vient le temps d’interpréter cette dernière :
The "historical construction" is a pretended inquiry into the intentions of the framers of the Canadian constitution, otherwise than by a consideration of the meaning of the words used in the final document. The fallacy of this method lies not only in the fact that it runs counter to a fundamental rule of legal interpretation but also in the fact that it is most unreliable. The B.N.A. Act is not the expression of the intention of one man, whose ideas might perhaps be gathered from extrinsic evidence with a reasonable degree of certainty; it is the expression of a compromise between many men holding different and opposed viewpoints. When agreement was reached on a text, are we justified in assuming that agreement was also reached on intentions? (23)
En somme, la Constitution est le résultat d’un compromis et l’intention de ses auteurs, difficilement identifiable avec certitude, ne devrait pas se voir accorder une importance indue dans son interprétation. La Constitution doit plutôt être interprétée de manière évolutive afin qu’elle puisse évoluer avec le temps.
Voir aussi :
(1) Archives institutionnelles de l’Université Laval, Fonds Louis-Philippe Pigeon, P188, Constitution-Amendements, Mémoire confidentiel pour l'hon. M. Godbout-Amendements à la Constitution, Louis-Philippe Pigeon, 6 mai 1940 aux pp 3-4.
(2) Aujourd’hui appelé Loi constitutionnelle de 1867 (R-U), 30&31 Victoria 1867, c 3 .
(3) Archives institutionnelles de l’Université Laval, Fonds Louis-Philippe Pigeon, P188, Constitution-Amendements, Mémoire confidentiel pour l'hon. M. Godbout-Amendements à la Constitution, Louis-Philippe Pigeon, 6 mai 1940 à la p 5.
(4) James Ross Hurley et Canada, Privy Council Office Policy Development and Constitutional Affairs, La modification de la Constitution du Canada: historique, processus, problèmes et perspectives d'avenir, Ottawa, Canada Communication Group, 1996 à la p 20.
(5) Archives institutionnelles de l’Université Laval, Fonds Louis-Philippe Pigeon, P188, Constitution-Amendements, Mémoire confidentiel pour l'hon. M. Godbout-Amendements à la Constitution, Louis-Philippe Pigeon, 6 mai 1940 à la p 5.
(6) Archives institutionnelles de l’Université Laval, Fonds Louis-Philippe Pigeon, P188, Constitution-Amendements, Mémoire confidentiel pour l'hon. M. Godbout-Rapport de la Commission fédérale sur les relations entre le Dominion et les Provinces, Louis-Philippe Pigeon, 10 octobre 1940 à la p 3.
(7) Ibid.
(8) Archives institutionnelles de l’Université Laval, Fonds Louis-Philippe Pigeon, P188, Constitution, Mémoire confidentiel à Adélard Godbout-Autonomie de la province, Louis-Philippe Pigeon à la p 1.
(9) Ibid à la p 2.
(10) Ibid.
(11) Olivier L Courtemanche, « Les théories constitutionnelles de Louis-Philippe Pigeon : l’efficience du partage législatif des compétences et l’incrédulité face à la protection législative des droits fondamentaux », (2011) 57:1 McGill Law Journal 37.
(12) Archives institutionnelles de l’Université Laval, Fonds Louis-Philippe Pigeon, P188, Constitution, Les problèmes des amendements à la Constitution, (1943) R du B 437, Louis-Philippe Pigeon, 16 septembre 1943.
(13) Ibid à la p 2.
(14) Ibid à la p 4.
(15) Ibid à la p 10.
(16) Ibid à la p 11.
(17) Louis-Philippe Pigeon, « The Meaning of Provincial Autonomy », (1951) 29:10 R du B can 1126.
(18) Ibid aux pp 1126-1127.
(19) Ibid à la p 1127.
(20) Loi constitutionnelle de 1867 (R-U), supra note 2.
(21) Pigeon, « The Meaning of Provincial Autonomy », supra note 17 à la p 1128.
(22) Louis-Philippe Pigeon, « Le sens de la formule Fulton-Favreau », (1966-67) 12:4 RD McGill 403 à la p 406.
(23) Pigeon, « The Meaning of Provincial Autonomy », supra note 17 à la p 1128.
*Crédit photo: Studio Gaby, 1955-Courtoisie de la famille Pigeon